Dr Michel OHAYON (le directeur et fondateur du 190)

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  • Comment t’es venu l’idée de créer le 190 ?

Oh la la, c’est tout une histoire, et un peu la mienne. Printemps 1981 : élection de Mitterrand, émergence du sida ; et je réussis mon concours d’entrée en médecine… Je suis l’affaire, je termine mon externat en infectiologie en 1986, je découvre les premiers patients, qui auraient pu être moi. 1987, j’arrive comme interne à Cayenne (Guyane française) et je fais mon premier diagnostic de sida aux urgences, mon premier jour de garde (et de travail). L’AZT était arrivé en France métropolitaine, pas dans les DOM-TOM. Première colère, premier dénuement.

Rentré à Lille (ma ville d’origine, eh oui, je parle un ch’ti très pur), je m’installe comme généraliste en 1992, j’entre dans le « réseau » local, je prends en charge des patients, je gravite autour de AIDES (où je rencontre mon premier mari), je fais de la formation, je deviens un pilier de CDAG, je monte même un CDAG à la maison d’arrêt… Et je ne suis pas satisfait. Je découvre qu’être médecin et être gay, ce sont deux choses qui vont ensemble dans ce contexte dramatique. C’est en 1992 que je me rapproche de l’Association des Médecins Gays, cherchant une réponse que je n’ai pas trouvée (j’en claque la porte en 1998).

En 1995, je me balade à New York et je découvre que le Gay Men Health Crisis a un centre de soins (avec une machine effrayante en salle d’attente, destinée à filtrer la tuberculose de l’air ambiant…). Et je comprends alors qu’au delà du sida, la santé gay est un véritable enjeu. A la base, je suis généraliste, et la médecine générale c’est avant tout la prise en charge d’un individu dans son environnement. La santé gay, prise sous cet angle, est une évidence.

Et la vie continue. J’ai toujours balancé entre ma vie de médecin et ma vie de musicien (eh oui, formation de chanteur lyrique à Lille, Londres et Paris, 20 ans en pro, d’où une voix de « basso profondo » qui fait sursauter les patients lorsque je les appelle en salle d’attente). Je lâche tout, je pars à Paris, je m’éclate comme artiste mais je me retrouve aussi dans les CDAG parisiens et, surtout, à Sida Info Service où je gagne des galons. Je commence à parler de centre de santé gay, et je me fais prendre pour un gentil rêveur.

En 2001, après une énième crise existentielle, je repars à Cayenne, à l’hôpital. On m’a reproché d’y avoir « inventé » le sida des gays. Ça n’existait pas là-bas, parce que, si l’on n’était pas travesti, on était hétéro, puisque noir. Mais Mr X, hétéro, haïtien, traînait à la plage « au fond à gauche » et participait aux soirées où tout le monde restait dans sa voiture pour voir qui venait. Je repars en 2003 un peu désespéré (et même poursuivi par l’Ordre des Médecins) et je retrouve Paris et Sida Info Service. Et enfin, j’ai l’occasion de monter le 190, par un concours de circonstances comme il n’en arrive quasiment jamais.

Pour ceux qui se demandent pourquoi ça s’appelle « Le 190 »… C’est tout sauf une idée géniale. Plusieurs mois après avoir déposé – au bout de 3 ans de réflexion et de négociations – la demande d’autorisation d’ouverture d’un centre de santé (et sans aucune nouvelle), je reçois un coup de fil de la DRASS (c’était avant les ARS) me disant que le décret d’autorisation de création du centre de santé serait signé par le Préfet dans 1h et qu’il s’appellerait « Sida Info Service ». Plus stigmatisant que ça, y avait pas. J’ai descendu en courant (ce qui ne m’arrive jamais et ne m’est plus arrivé depuis) les 7 étages de Sida Info Service, je suis entré dans tous les bureaux en hurlant « 10 minutes pour trouver un nom au centre »… Et c’est « LE 190 » qui est sorti, parce que nous étions au 190 boulevard de Charonne à Paris. Bizarrement, le public a adhéré à ce nom un peu à la con… Mais, en millimètres, c’est la taille moyenne d’une bite en érection sur Gindr (dans la vraie vie, c’es 145…). Nous avons conservé ce nom et allons le garder car c’est devenu en quelque sorte une marque. Je suis en train de réfléchir au prochain logo…).

  • Quel était ton parcours professionnel avant le 190 ?

Je crois que j’ai en grande partie répondu à ta question. Je suis médecin généraliste, je suis également sexologue et enseignant à Paris V dans cette noble discipline, et j’ai quelques diplômes en pathologie tropicale et infection VIH qui remontent maintenant à bien loin. Je suis attaché au service des Maladies infectieuses et Tropicales à l’hôpital Tenon, avec lequel nous avons construit un partenariat qui est toujours aussi efficace et profitable. Mais le 190, ce sera la grande histoire de ma vie de médecin. Tu sais pourquoi ? Pas seulement parce qu’il n’est pas donné à tout le monde de réaliser un vieux projet, qui plus est inédit. Mais surtout parce que c’est parti de zéro et que, du coup, j’ai pu au cours de ces 8 dernières années, constituer une équipe de rêve, avec uniquement des gens avec qui j’avais envie de travailler, dont je savais qu’ils travailleraient bien ensemble, mus par le même désir. Nous sommes très peu à avoir eu cette chance et je crois que le succès du 190 dépend très largement de ce que nos usagers perçoivent cette connivence entre les membres de l’équipe.

  • Qu’aimerais tu pouvoir développer au 190 ?

Ma réponse risque de n’être pas très politiquement correcte… Honnêtement ? Rien ! Nous avons introduit le concept de santé sexuelle dans le domaine de la lutte contre le VIH en France, nous avons introduit le traitement universel de l’infection par le VIH 3 ans avant que cela devienne une recommandation nationale, nous avons créé en France une stratégie de dépistage chez les gays qui fait aujourd’hui référence (et Dieu sait qu’on s’est foutu de nous au début), nous avons été les premiers à alerter et, surtout, à développer des réponses au chemsex, nous sommes dans le trio de tête de la PrEP, nous avons participé plus que tout le monde à la lutte contre l’épidémie d’hépatite A (550 personnes vaccinées alors que le vaccin a disparu) etc.

Nous avons failli disparaître 3 fois, nous avons affronté l’hostilité des pouvoirs publics pendant des années (ça se calme en ce moment, ouf ! mais qui sait vraiment que nous sommes considérés comme une référence internationale dans notre domaine ?), nous sommes hébergés (et merci mille fois à AIDES d’avoir permis ça) provisoirement depuis… 18 mois et pour encore 6 mois dans des locaux idéalement situés mais pas forcément adaptés, bref, l’équipe a beaucoup donné et si tu me poses la question, je te répondrai que nous devrions faire une pause, continuer ce qu’on fait et peut-être faire la synthèse du travail de ces dernières années. Mais non… En ce moment, nous mettons en place le dépistage du VIH par les pairs avec des autotests, nous nous lançons dans l’étude ANRS/PREVENIR, nous suscitons/soutenons des thèses de médecine, des mémoires de sexologie, nous montons un réseau de prise en charge des chemsexeurs, nous continuons à développer la PrEP et, même si je n’ai pas une idée à l’heure, le reste de l’équipe fait le job…

Surtout, ma conviction est que l’efficacité du 190 tient à sa dimension, à sa capacité à avoir capté un groupe, un réseau, de gays qui se connaissent, se cooptent, baisent ensemble et que ce que nous faisons pour l’un a un impact pour l’autre. Du coup, après notre déménagement, la croissance du 190, c’est terminé… Donc, il faut penser au 191… On verra. Mais il y a des pistes, notamment avec AIDES.

Pour le reste : je préfère garder notre rôle d’observateurs et développer en réaction à ce que nous observons plutôt que d’obéir à un « plan quinquennal »… De toutes façons, à 55 ans, je ne peux plus me lancer dans des trucs à long terme. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est d’installer une relève.
Et oui, j’ai une dernière Bastille à abattre : la « médecine LGBT » a été un échec cuisant en France parce que nous avons manqué d’ambition. Mon grand projet pour ma fin de carrière est d’impulser, avec des jeunes, une société savante, une sorte de « collège de tapiologie », parce que c’est avec la recherche et la médecine de haut niveau que nous arriverons à faire aboutir ce que nous expérimentons en santé sexuelle.

  • Un mot de la fin pour les abonnés de la page du 190 ?

Un mot ? Merci ! Bien sûr. Mille fois. Quoi qu’on fasse, qu’on soit ou pas pertinent, le seul arbitre, c’est la confiance qui nous est accordée. J’ai des excuses à faire à ceux qui viennent chez nous : un certain succès allié à quelques difficultés, structurelles, financières, immobilières, ont fait que certains ont eu le sentiment qu’ils n’avaient plus vraiment leur place au 190. Je pense aux 650 séropos suivis chez nous (au fait, vous connaissez beaucoup d’endroits où les séropos et les séronègs se côtoient sans savoir qui est quoi ?). J’en suis désolé, je me mets la rate au court-bouillon avec toute la dream-team pour changer ça, mais ça reste compliqué. Mais vous avez tous votre place (enfin, surtout si vous avez un mode de vie qui n’est pas approuvé partout… Pour les autres, il y a déjà des endroits… mais ne le prenez pas mal, on adore les mauvais garçons, et même le vilaines filles). On espère que ça va se remettre en place avec notre déménagement.

L’autre mot de la fin, et ça pourrait ressembler à une coquetterie (démagogie ?) de « chef », mais je suis rempli de fierté chaque matin quand je vois avec qui j’ai la chance de travailler (en même temps, c’est moi qui les ai recrutés, ça aide). Nous sommes des humains, certes, parfois nous sommes de mauvais poil, mais comme nous sommes des humains, nous aimons fondamentalement nos compères humains. J’aime bien dire que le « non jugement », c’est un peu de la foutaise car je pense que l’ « acceptation » c’est mieux (bon, tueur en série, on aime moyen quand même, on a du mal avec l’acceptation là, mais c’est pas encore arrivé). J’espère que c’est évident pour tout le monde. Sinon, il faut râler et, si possible, auprès de moi… Merci aux 8600 (chiffre en progression) personnes qui nous ont fait confiance…

Ça suffit là, non ?